Le rôle du management intermédiaire dans la formulation et le déploiement de la raison d’être

2 novembre 2022

Le concept de Raison d’Etre, introduit par la loi PACTE en 2019[1] a incontestablement fait bouger les pratiques de gouvernance (voir : « Raison d’être et société à mission : le rôle des administrateurs »). Mais il constitue aussi une véritable opportunité d’innovation managériale. Allons même plus loin : l’expérience montre que les entreprises qui ont cantonné la raison d’être à la gouvernance n’en ont retiré qu’un bénéfice minime. C’est l’articulation entre le levier gouvernance et le levier managérial qui crée de la valeur.

La raison d’être invite les dirigeants et administrateurs à re-questionner l’articulation de leur projet d’entreprise avec les attentes de leurs parties prenantes. Mais pour s’incarner dans la réalité de l’entreprise, elle incite les managers intermédiaires à reconsidérer la façon dont ils animent leur équipe. C’est un guide de sens, dans les trois acceptations du terme (voir : « Les trois sens du sens au travail »).

Cherchez l’erreur : 80 % des entreprises membres du CAC 40 et 60 % de celles membres du SBF 120 ont déclaré une raison d’être[2]… mais seul un tiers des salariés a connaissance d’une mission ou d’une raison d’être de leur entreprise[3]. Est-ce que à défaut d’être appropriée par les salariés, la raison d’être l’est par les administrateurs ? 46 % des administratrices et administrateurs dont la société a adopté une raison d’être révèlent qu’elle n’est qu’occasionnellement voire jamais considérée comme facteur éclairant une prise de décision du Conseil d’administration[4]. Et du côté des PME ? 15 % seulement des PME souhaitent inscrire une raison d’être dans leurs statuts, ou l’ont déjà fait[5].

                      Sondage La Croix - Ifop septembre 2019

Ce sondage publié par le quotidien « La Croix »[6] montre bien la déconnexion entre le point de vue des dirigeants, qui considèrent la raison d’être avant tout comme une opération marketing (on espère que cette vision friedmanienne a évolué depuis) et celui des salariés, qui y voient d’abord une contribution à l’intérêt général. Le débat sur la finalité de l’entreprise n’est pas clos. Il a mobilisé les dirigeants aux Rencontres économiques d’Aix-en-Provence en juillet 2022, comme le montre ce compte rendu des débats. Malgré la loi PACTE, malgré le (relatif) succès de la Raison d’être et de la Société à mission, nous sommes frappés par la confusion dans laquelle naviguent certains dirigeants :

  • « créer de la valeur » vs « créer de la valeur globale » (ce concept conçu par le CJD a quand même 20 ans…) ;
  • « leviers de la transformation » vs « parties prenantes » ;
  • rôle de l’Etat pour « fixer les objectifs » vs « fixer le cadre », etc.

Alexandre Bompard, PDG de Carrefour, s’exprime comme si la finalité de l’entreprise n’avait pas été redéfinie par la loi PACTE, comme si l’article 1833 du Code civil était resté dans son état napoléonien de 1804 (voir : « Loi PACTE : le couronnement de la RSE ? »).

Le célèbre économiste libéral Milton Friedman, qui affirmait en 1970 dans son article du New York Times que « la seule responsabilité du chef d’entreprise est d’augmenter les profits » bouge encore… Ainsi par exemple, Nicolas Namias a fait la déclaration suivante à l’occasion de sa prise de fonction de DG de Natixis en août 2020 : « Ma position est claire. Mon mandat en tant que directeur général de Natixis consiste simplement à créer de la valeur pour tous mes actionnaires, pour chacun d’entre eux. C’est mon unique mandat ». L’essayiste Erwan Le Noan publie une tribune dans Le Point (5 août2022) intitulée « RSE : la véritable responsabilité sociale des entreprises » pour expliquer que « le rôle clé d’une entreprise est d’accroître ses profits, pas de peaufiner sa politique RSE ». Le capitalisme des parties prenantes n’est pas encore assimilé par tous. La route est longue !

On peut se rassurer à peu de frais : la situation aux Etats-Unis est la même : « Purpose has become something of a fad and a victim of its own success »[7].

Pourtant, des progrès sont tangibles. Les premières sociétés à mission comme la CAMIF bouclent leur second cycle de progrès (second rapport de leur Comité de mission) et démontrent la robustesse du modèle. En juillet 2022, la France comptait 672 sociétés à mission contre 206 en juin 2021. Certaines entreprises ont parfaitement réussi à faire de la raison d’être un véritable atout. Comment ?

Au moment de sa formulation, la raison d’être incite les dirigeants à dessiner le futur désirable qu’ils souhaitent construire avec leurs salariés. Elle est ainsi le révélateur d’une volonté collective implicitement portée par une communauté de travail. Cette démarche se doit d’être participative si l’entreprise ne veut pas « passer à côté de son ADN » et veut s’attacher à révéler ses singularités (au pluriel !). Elle doit donc associer l’ensemble de la « chaîne managériale » (que nous préférons appeler la cordée du management). La raison d’être vient du cœur de votre organisation ; elle ne peut s’exprimer sans que la parole ne soit donnée à vos parties prenantes internes que sont les salariés. Le management intermédiaire est la colonne vertébrale de ce « grand débat ». Ce n’est pas un hasard si l’anagramme de raison d’être est « à notre désir ».

A l’étape du déploiement, la raison d’être doit être mise en débat au sein de chacune des équipes opérationnelles, qui peuvent ainsi réfléchir collectivement à leur propre contribution à sa réalisation. Car une raison d’être qui reste cantonnée à la gouvernance n’est rien d’autre qu’une distraction de dirigeants. Elle doit s’incarner dans les comportements et les valeurs du quotidien, elle doit se vivre. C’est au management intermédiaire de la « mettre en musique ». C’est ici que l’on retrouve les trois sens du mot ‘sens’ : la raison d’être est une direction (elle fixe le cap) ; une signification (ses implications pour les parties prenantes) et une sensation (elle se vit).

La raison d’être facilite la transformation des entreprises car lorsque tout bouge, les salariés ont besoin de savoir ce qui ne change pas, le cap de long terme, c’est à dire la raison d’être. Friedrich Nietzsche l’avait écrit bien avant les concepteurs de la raison d’être : « celui dont la vie a un pourquoi, qui lui tient lieu de but, de finalité, peut supporter presque n’importe quel comment ». C’est elle qui insuffle l’énergie au manager intermédiaire, qui s’incarne ainsi en passeur de sens.

La raison d’être devient ainsi un élément clé de la culture managériale, un composant de la marque employeur, un outil d’attractivité et de rétention, auquel les collaborateurs sont très sensibles. Linkedin a publié en 2022 une enquête qui montre que 86% des jeunes collaborateurs sont prêts à passer des compromis sur leur fonction et leur salaire si cela leur permet de travailler en cohérence avec leurs valeurs et leurs aspirations sociétales, contre 9% seulement pour les collaborateurs « Baby Boomers ». Nous nous trouvons devant une rupture générationnelle.

L’enchaînement de ces deux étapes (formulation et déploiement) donne sa dynamique à la boucle d’amélioration continue et à l’alignement entre raison d’être, identité-valeurs, stratégie et fonctionnement opérationnel. Elle procure un avantage compétitif durable, comme le montre Ranjay Gulati[8]. Dans son ouvrage, « Deep Purpose », il montre que les entreprises qui ont « profondément incorporé leur raison d’être dans leur stratégie, dans leurs process, dans leurs communications, dans leurs pratiques RH, dans leur mode de prise de décision et dans leur culture » créent des facteurs de différenciation positifs et durables.

Cette démarche aide les organisations complexes (stratifiées ?, bureaucratiques ?) à faire leur transition douce vers des modes d’organisations plates et agiles. Certaines cherchent à aller plus loin, à l’instar de Michelin dont le président, Florent Menegaux, met sa raison d’être au centre de la transformation et disait récemment : « Être un leader, c’est donner le pouvoir à ses équipes »[9].

Où en êtes-vous ?

  • Votre entreprise s’apprête à exprimer sa raison d’être : comment faire pour qu’elle soit réellement transformative? C’est-à-dire qu’elle constitue un guide stratégique pour vos activités et vos équipes.
  • La raison d’être de votre entreprise a été définie mais vous constatez que « cela n’imprime pas » ; « cela n’embraye pas » ; « cela patine » ?
  • Vous considérez que la raison d’être ne saurait se limiter à une mise en mots esthétique des concepts à la mode dans votre secteur d’activité ?

 

Nous vous invitons à visionner cette vidéo, que nous avons réalisée dans le cadre du Salon du Management. Elle vous donnera des clés, en tant que manager, pour vous saisir de la raison d’être de votre entreprise et en faire un levier d’implication de vos équipes au quotidien.

 

Notre formule de conclusion :

La raison d’être sans l’implication des managers intermédiaires, c’est le discours sans la méthode !

  • Martin Richer : président de Management & RSE
  • Agnès Rambaud-Paquin : vice-présidente des Enjeux et des Hommes

Pour aller plus loin :

Crédit image : Au milieu, dessin de Gérard Mathieu, illustrateur et auteur de bande dessinée français, contributeur à plusieurs revues (L’Étudiant, Le Monde, Le Journal de Mickey, Alter Éco…). Il est aussi le père de Clotaire Legnidu, souvent ahuri mais toujours pertinent. Vous pouvez le retrouver (Gérard, pas Clotaire) au Comptoir du Dessin, son atelier du 32 rue de Liège à Paris 8ème.

[1] Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi Pacte, publiée au Journal officiel du 23 mai 2019

[2] Source : suivi IFA

[3] Source : baromètre de la RSE Medef/Kantar, octobre 2021

[4] Source : Baromètre IFA ORSE PwC, mars 2022

[5] Source : enquête Bpifrance Le Lab, juin 2021

[6] Sondage La Croix et Ifop septembre 2019

[7] La raison d’être est devenue une simple mode et est victime de son succès. Source : Jonathan Knowles, B. Tom Hunsaker, Hannah Grove and Alison James, “What Is the Purpose of Your Purpose? Your why may not be what you think it is”, Harvard Business Review Magazine, March–April 2022

[8] Ranjay Gulati, “Deep Purpose: The Heart and Soul of High-Performance Companies”, Harper Business, February 2022

[9] Florent Menegaux, président du groupe Michelin, « Être un leader, c’est donner le pouvoir à ses équipes », Chaire FIT2 de l’Ecole des Mines, Repère No3, Décembre 2021